Le 25 mai 2018, ceux qui suivent la politique Européenne concernant Internet avaient un point de convergence : le Règlement général sur la protection des données (RGPD), un ensemble de règles de protection de la vie privée qui a changé la donne et qui a servi de couverture parfaite à un autre changement beaucoup plus radical et controversé du droit européen.
La directive sur le droit d'auteur dans le marché unique numérique faisait l'objet de négociations depuis des années et devait être la première mise à jour du droit d'auteur de l'UE depuis la directive de 2001. Au cours des 17 années qui se sont écoulées, le paysage du droit d'auteur a connu des changements considérables. La nouvelle directive a été considérée comme une modification importante d'une législation fourre-tout comprenant des douzaines de corrections loufoques et techniques concernant les règles de l'UE en matière de droit d'auteur. Elle a été largement admisse, jusqu'au 25 mai.
Ce jour-là, l'eurodéputé allemand Axel Voss a réintroduit dans la proposition de règlement deux règles abandonnées depuis longtemps et qui sont extrêmement controversées :
1. L'article 11, également connu sous le nom de "Taxe sur les liens" : En vertu de cette règle, les "liens" "commerciaux" avec des "bribes" d'articles de "sites d'information" ne seraient autorisés que si la plate-forme hébergeant le lien avait négocié une licence payante avec le site d'infos. Même si vous pensez que les sites d'informations devraient être payés pour les liens contenant de brefs extraits, il est difficile d'imaginer que l'article 11 soit adapté à cet objectif : Pour commencer, la règle ne définit pas "commercial" ou "lien" ou "bride" ou "site d'information", bien qu'elle dise que le fait de citer plus d'un mot d'un article peut constituer une "bride".
2. L'article 13, également connu sous le nom de "Machines à censurer" : En vertu de cette règle, toute plate-forme de communication publique est tenue de veiller à ce qu'aucun contenu protégé par le droit d'auteur ne soit jamais diffusé sans autorisation, même pour un bref moment. La version originale de cette règle exigeait que les plateformes adoptent des filtres qui consulteraient une base de données d'œuvres protégées par le droit d'auteur et qui bloqueraient tout contenu pouvant correspondre à celui présent sur une liste noire. (N'importe qui peut mettre ce qu'il veut dans cette base de données, sans sanctions pour fausses réclamations.) Le projet actuel mentionne les filtres, mais permet aux plates-formes d'utiliser d'autres approches - si, c'est-à-dire, qu'ils peuvent mettre en place d'autres moyens pour s'assurer que rien de ce qui est protégé n'apparaisse sur Twitter, Facebook, YouTube, Instagram, Medium, etc.
Ces deux propositions ont été et sont toujours extrêmement controversées. Les experts techniques de l'U.E. les avaient pris en considération et les avaient rejetés après que des mises en applications antérieures eurent abouti à une catastrophe. L'Allemagne avait essayé les "taxes sur les liens", mais Google a simplement boycotté tout site exigeant une licence sur un lien, ce qui a eût pour effet, que les journaux n'ont eu aucun autre choix que d'offrir des licences gratuites à Google. Les petits concurrents de Google, y compris des sites européens, n'ont pas reçu la même offre, ce qui signifie que cette mesure visant à limiter la position dominante de Google n'a fait que de l'augmenter.
En ce qui concerne l'article 13, les critiques ont relevés des problèmes importants avec le filtre du droit d'auteur que Google a déjà volontairement mis en place : Le système "ContentID" de YouTube. Content ID est un système d'application du droit d'auteur de 60 millions de dollars qui permet à quelques ayants droit de confiance d'ajouter leurs œuvres protégées par le droit d'auteur dans une base de données et de bloquer toute copie de ces œuvres ou de forcer des publicités à apparaître sur toute vidéo que le système croit contenir leurs œuvres protégées puis de verser les recettes publicitaires aux bénéfices des ayants droit.
ContentID est largement décrié. Les ayants-droit qui l'utilisent se plaignent qu'il est inefficace à lutter contre la contrefaçon. Les créateurs dont les vidéos sont signalées par ce système disent que les règles de déclenchement du blocage sont abusives, que ce système détecte toutes sortes d'œuvres non protégées, y compris celle étant dans le domaine public comme les séquences d’atterrissage de la NASA sur Mars, des chants d'oiseaux, des bruits de fond, le silence, des compositions musicales du domaine public, et les œuvres protégées par le copyright utilisées conformément au "Fair Use" et "Fair Dealing". Et l'ensemble des d'utilisateurs de YouTube se plaignent que ContentID bloque leurs vidéos préférées.
Plutôt que de le corriger, l'article 13 élargirait massivement ce système profondément imparfait. Pour l'instant, ContentID ne filtre que les bandes sonores des vidéos. L'article 13 élargirait le filtre pour tenir compte du texte, de la musique, de la vidéo, des photos, du code d'un logiciel, des mods de jeu, des fichiers d'impression 3D et de tout autre élément pouvant être protégé par le droit d'auteur. À l'heure actuelle, ContentID ne permet qu'à un petit nombre d'ayants-droit dignes de confiance d'ajouter des noms à la liste noire ; l'article 13 permettrait à l'ensemble des 2 000 000 000 000 d'internautes d'éditer ces listes noires. ContentID se réserve le droit d'annuler l'accès d'un ayant-droit à ses listes noires pour abus du système - ceux revendiquant prétendument du droit d'auteur par négligence ou malveillance, par exemple - alors que l'article 13 exigerait un accès perpétuel pour les ayants-droit et même pour des tiers anonymes prétendant être ayants-droit. L'article 13 leur donnerait le pouvoir de bloquer n'importe quel contenu sur internet.
Ces propositions ont été présentées à la fin du mois de mai. Fin juin, plus d'un million d'Européens s'étaient mobilisés contre, forçant le Parlement européen à voter pour permettre un débat avant que la directive ne soit adoptée. Hélas, ce vote a été favorable à Axel Voss, et les articles 11 et 13 ont été inclus dans la version quasi définitive de la directive. Il ne s'agissait pas tant d'une victoire pour Voss que d'une défaite pour ses adversaires, qui étaient plus nombreux que lui mais qui étaient divisés par une série de propositions légèrement différentes modifiant ou supprimant les articles 11 et 13.
La nouvelle directive fait actuellement l'objet de réunion tripartites (trilogues) - négociations à huis clos entre le Parlement européen et les différents gouvernements nationaux. Normalement, il s'agit d'une formalité qui se déroule hors de la vue du public. Cependant, le trilogue actuel est à la fois plus contesté et plus public que tout autre trilogue de l'histoire de l'UE.
La Cour Européenne de justice a jugé que les Européens ont le droit de savoir ce qui se passe dans ces négociations du trilogue, et l'eurodéputée allemande du Parti pirate Julia Reda a promis de publier les documents de négociation (et elle a tenu parole).
De plus, les trilogues coïncident avec des changements politiques en Italie, et le gouvernement italien a retiré son soutien aux articles 11 et 13. La proportion d'Européens qui s'opposent à ces articles dépasse ainsi le seuil critique de 35%, une "minorité de blocage" théorique qui pourrait faire échouer l'ensemble de la proposition (en supposant qu'ils puissent éviter le piège dans lequel l'opposition est tombée la dernière fois : accepter que ces règles sont néfastes et qu'il faut être tous d'accord sur ce point).
On ne sait pas très bien ce qui va se passer ensuite. Si ces règles ont pour but de réduire la taille de l'industrie technologique, elles ne manqueront pas de décevoir. Google, Facebook, Twitter, Apple et les autres géants de la technologie sont les seules entreprises assez grandes pour pouvoir se permettre les centaines de millions qu'il leurs en coûtera pour suivre les nouvelles règles. Leurs petits concurrents Européen n'ont tout simplement pas cet argent. Libérées de toute menace de concurrence de la part des entreprises de l'UE, les plates-formes technologiques dominantes grandiront sans contrôles. Elles constitueront une menace encore plus grande pour le discours démocratique, la vie privée et la concurrence qu'elles ne le font déjà.
Si ces mesures sont mises en œuvre aujourd'hui, les nouvelles règles obligeraient les plates-formes de communication en ligne à bloquer tous les utilisateurs de l'UE ou à censurer l'internet dans le monde entier.
Même si vous pensez que la fonction principale d'Internet est au service du divertissement et de l'information, ces mesures restent tout de même une mauvaise idée. Mais Internet, c'est plus que cela : c'est notre nouveau système nerveux mondial. Ces règles affecteront l'éducation, l'engagement civique et politique, la vie familiale, l'emploi et mille autres domaines de l'activité humaine. Leur adoption constituerait une faute politique grave dans un parlement chargé de la gouvernance ordonnée de plus de 508 millions de personnes.
Cory Doctorow (écrivain, blogueur et activiste)
https://medium.com/s/story/europes-copyright-rules-will-stifle-free-expression-8633e91f5284