Emmanuel Macron, l’aide-soignante et l’argent magique (Mediapart)

Emmanuel Macron a répondu vivement à une aide-soignante rouennaise qu’il ne pouvait pas faire plus pour l’hôpital en raison de la dette publique. Un discours édifiant qui exprime surtout des choix économiques clairs et une vraie vision du monde dominée par le marché.

Une des armes les plus puissantes de la pensée néolibérale est celle du « bon sens ». Et ce « bon sens » s’appuie sur une analogie, celle que tout acteur économique, et surtout l’État, équivaut à un individu rationnel et limité. Cette démarche permet de dissimuler derrière l’évidence des choix conscients.

Emmanuel Macron, le candidat de « l’en-même-temps » et de l’équilibre entre le marché et le social devenu président de la République, est en réalité un des plus fervents partisans de cette stratégie. Et il l’a à nouveau prouvé ce jeudi 5 avril dans une discussion avec une aide-soignante du CHU de Rouen.


Face aux demandes de moyens supplémentaires et au constat d’une dégradation accélérée avancés par cette femme, le chef de l’État a immédiatement voulu clore la discussion par cet argument massue en apparence : « Je n’ai pas d’argent magique. » L’argument semble imparable. Chacun a, en soi, ce sentiment évident que l’argent doit se gagner et que, lorsqu’on en manque, il convient de restreindre ses dépenses ou de s’endetter, ce qui, à terme, est intenable.




C’est sur ce levier que le discours entend porter. Et Emmanuel Macron – comme la plupart de ses ministres – n’hésite pas à surjouer cette analogie. Il a ainsi à Rouen évoqué cet « État qui vit à crédit depuis trop longtemps » et, argument imparable, sur la dette « que nos enfants devront payer ». Et d’enfoncer le clou : « Ils n’auront pas le choix, ils devront payer. »

Qui serait insensé au point de prendre inconsciemment une dette que ses propres enfants devront payer ? Qui aurait si peu de cœur qu’il serait prêt à vivre dans l’abondance pour mener ses enfants à la ruine ? Tout cela est évidemment de bon sens. Et dès lors disqualifie les plaintes de l’aide-soignante et renforce l’autorité du président sachant qu’il n’hésite d’ailleurs pas à dire à son interlocutrice qu’elle dit « des bêtises ». Fermez le ban, les gens raisonnables seront avec le président.

Ce levier, qui est la traduction concrète de cette autre obsession néolibérale qu’est la « pédagogie » des foules, est une habitude. Et étrangement, c’est une habitude devant le personnel soignant, qui est, il est vrai, la première victime des choix budgétaires de ces politiques. On se souvient du reste que, durant la campagne présidentielle, François Fillon (face à qui Emmanuel Macron était supposé être un rempart) avait tenu un discours similaire confronté au personnel de la maison de retraite de Bry-sur-Marne.

Quelque temps plus tard, dans une émission télévisée pendant la campagne britannique, Theresa May avait sèchement répondu à une infirmière qu’elle n’avait pas « d’arbre à argent magique » (« magic money tree »), expression reprise quasiment à l’identique par notre président.

Sauf que si ce discours a l’apparence du bon sens, il n’en a pas la réalité. Il existe bien de l’argent magique lorsque le gouvernement le décide. Du reste, Theresa May l’a promptement découvert après les élections puisqu’elle a promis un milliard de livres sterling à son nouvel allié, le parti protestant nord-irlandais DUP, pour construire sa coalition.

La France, membre de la zone euro, n’a certes pas la souveraineté monétaire, mais rappelons que chaque mois la BCE trouve 30 milliards d’euros pour racheter des titres sur les marchés. Cet argent vient de nulle part, il est créé ex nihilo, par la simple volonté de la BCE. Magique, n’est-ce pas ? Et il y a mieux : cette méthode est utilisée chaque jour par les banques commerciales qui, dans les limites très larges des règles fixées par les régulateurs, créent de l’argent ex nihilo à chaque fois qu’elles accordent un crédit. Le discours néolibéral nous décrit un monde qui n’existe pas, celui où la quantité de monnaie serait naturellement limitée.

Dans un monde où la monnaie n’est plus gagée sur des quantités de métal précieux ou de devises – celui où nous vivons depuis 1971 –, la quantité maximale d’argent disponible est une notion difficile à manier. Souvent, la limite avancée est celle de l’inflation qui, lorsqu'elle accélère fortement, a des effets désastreux.

La quantité croissante de monnaie est censée conduire à une forte hausse des prix. Il faut donc alors se restreindre dans cette ressource en réalité disponible à l’infini qu’est l’argent pour ne pas en détruire la valeur. Autant dire que, dans la France d’avril 2018, on est extrêmement loin de cette perspective. L’inflation est à 1,5 % en mars, en grande partie à cause de la hausse de la fiscalité sur le tabac. Depuis 2012, la BCE lutte contre l’inflation faible et c’est pour cela qu’elle utilise son « arbre magique à argent ». En passant, par la magie de la financiarisation de l'économie, on constate que le lien entre quantité de monnaie et inflation est loin d'être assuré. Autrement dit, le moment serait davantage à la création monétaire qu’à sa restriction, surtout si cette création est dirigée vers une vraie activité...

La France d’Emmanuel Macron dispose donc d’un recours à la magie de la création monétaire. Ce recours est l’endettement. Et le gouvernement ne se prive pas d'y recourir puisque le pays demeure en déficit. Pourtant, Emmanuel Macron bloque immédiatement cette possibilité au nom de l’intérêt de nos enfants et, donc, de la raison. Mais l’État dispose de la capacité de rembourser sa dette par un nouvel emprunt.

Cette cavalerie financière est évidemment intenable pour un individu ou une entreprise. Mais pas pour un État qui est considéré comme solvable, c'est-à-dire immortel, par les marchés. Aucune théorie économique ne permet d'afficher des limites à cette dette. D’ailleurs, tous les États développés fonctionnent sur cette cavalerie depuis le début des années 1970.

Il arrive évidemment des accidents lorsque les marchés ne désirent plus prêter aux États, comme l’a prouvé la crise de la zone euro, mais notons que, souvent, ces crises sont d'abord des crises de la dette privée et que les États touchés n'étaient pas tous endettés avant la crise. De plus, la BCE est précisément parvenue à mettre fin à cette crise en soutenant le marché et en permettant à cette cavalerie financière de fonctionner. Et comment a-t-elle fait ? Par son « argent magique », bien sûr.

La France, deuxième économie de la zone euro, n’est pas menacée de faillite, ni à court, ni à moyen terme. Son impôt rentre bien et si sa croissance demeure modeste, elle est régulière et, grâce à ses dépenses publiques, résistante aux crises. La France est un bon investissement pour les acheteurs de dette publique.

Elle dispose, comme on l’a vu, d’une assurance-vie et d’un soutien concret avec la BCE. Nul ne demandera donc à nos enfants de payer, surtout si nous nous endettons lorsque les taux sont bas comme c’est le cas aujourd’hui et que l’inflation s’accélère ensuite. C’est en fait le moment où jamais de s’endetter, dans l’intérêt de nos enfants : nous pourrons offrir à bon compte à nos enfants des hôpitaux modernes. Moyennant quoi, Emmanuel Macron propose de faire payer moins de dette à nos enfants (ce qui n’arrivera pas) pour leur offrir un système de santé dégradé qu’ils devront compenser par des dépenses personnelles.

L'argent magique existe donc bien et ne pas vouloir l'utiliser pour le système de santé (ce qui n'empêche pas des organisations efficientes par ailleurs) est le fruit d'un choix. Car derrière le bon sens apparent se cache une incohérence radicale. Si Emmanuel Macron se montre très soucieux de la dette française au CHU de Rouen, il n’hésite pas à se priver de ressources essentielles pour ce désendettement en offrant de généreux cadeaux fiscaux à tous, mais en particulier aux entreprises. Si la priorité était d’en finir avec un État qui « vit à crédit », le gouvernement mettrait fin immédiatement à un dispositif comme le CICE (20 milliards d'euros par an), dont l’efficacité est quasiment nulle en termes d’emplois.

Il n’aurait pas offert au 1er janvier 4,5 milliards d’euros de défiscalisation du capital par la suppression de l’ISF et l’introduction d’une « flat tax » sur les revenus du capital. Là aussi sans demande de contrepartie explicite. Sans ces généreux cadeaux, le déficit français serait pourtant réduit bien davantage et l’on pourrait faire peser sur le système de santé une pression bien moindre. Mais ce choix n’est pas fait.

La raison en est simple : la dette n’est qu’un paravent, un totem utilisé pour faire taire les oppositions. Ce n’est pas le sujet et c’est pour cela que le discours est incohérent. Le vrai sujet, c’est qu’Emmanuel Macron ne souhaite pas investir davantage dans le système de santé. Ce n’est pas qu’il ne le peut pas, c’est qu’il ne le veut pas. Il préfère baisser les impôts.

Moins d’impôts détruit à terme le secteur public de santé, mais offre plus de capacité d’investissement et de dépense privée. En gestation, ce choix est donc bien celui d’une marchandisation accélérée de la société. Le discours sur la dette vise à détricoter le service public pour rendre son inefficacité patente et justifier la privatisation. Ce que dit le discours d’Emmanuel Macron sur la dette, ce n’est pas une inquiétude sur la dette ou une impossibilité technique à agir, mais une vision du monde où le marché doit prévaloir.

Par Romaric Godin
Sauce

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